samedi 10 décembre 2016

La cruauté des sanctions économiques américaines, par David Smith-Ferri

La cruauté des sanctions économiques américaines, par David Smith-Ferri

Source : Consortium News, le 08/11/2016

Le 8 novembre 2016

De nos jours, la propagande à propos de la Russie et de la Syrie s’invite dans les médias dominants américains, comme ce fut le cas, il y a des années, à propos de l’Irak, et elle justifie les dommages infligés aux populations civiles, qu’il s’agisse de bombes ou d’étranglement économique, affirme David Smith-Ferri.

Par David Smith-Ferri

Ici, en Russie, où j’ai effectué un voyage en tant que membre d’une petite délégation emmenée par Voices for Creative Nonviolence, les gens avec qui nous avons parlé sont sans illusion sur la guerre et ses effets.

« Nous savons ce qu’est la guerre, nous a dit Nikolaï, un scientifique et homme d’affaires. Nous avons une mémoire génétique, » en référence à des proches : parents, grands-parents, qui ont transmis leur expérience de la Grande Purge et/ou du siège de Leningrad, pendant lequel près d’un million de Russes sont morts de faim ou de maladie car l’Allemagne avait bloqué les importations et les exportations.

Quelques-uns des 12 millions estimés de Russes qui ont pris part aux parades du Régiment immortel à travers le pays durant trois jours. (Photo RT)

Quelques-uns des 12 millions estimés de Russes qui ont pris part aux parades du Régiment immortel à travers le pays durant trois jours. (Photo RT)

“Trois des frères de ma grand-mère et quatre des frères de mon grand-père sont morts à la guerre. Ma mère est née en 1937. Elle a eu la chance de survivre à la guerre. Elle vivait dans un village que les Nazis ont envahi durant leur approche sur Moscou. Ils l’ont bombardé et incendié. La moitié du village a brûlé. Elle se trouvait juste dans l’autre moitié quand ils ont mis le feu. Beaucoup de ses amis sont morts.

Lors de notre dernière soirée à Saint-Pétersbourg, nous avons eu le plaisir de diner dans un restaurant géorgien avec une jeune femme russe rencontrée la veille chez un ami. Alina est intelligente, ouverte et généreuse. Elle parle anglais comme une mitraillette, avec un léger accent britannique. Elle a évoqué, avec passion, les rudes conséquences de la dégradation de l’économie russe et ses causes.

« La chute du prix mondial du pétrole et les sanctions contre la Russie font du mal à notre économie et font souffrir la population. Surtout les gens âgés qui perçoivent un revenu fixe. Et c’est pire encore en dehors des villes, où les salaires sont vraiment bas mais où le coût de la vie n’est pas si différent de celui des villes. Vous avez vu seulement Moscou et Saint-Pétersbourg, mais en province, ça va vraiment mal. Si vous y alliez, vous auriez du mal à croire ce que vous verriez. »

Ces propos confirmaient ce que nous avions entendu de la bouche de travailleurs sociaux russes que nous avions rencontrés quelques jours plus tôt. Alina nous dit : « La nourriture est bon marché pour les étrangers et chère pour les Russes et ça empire. Je dépense presque la moitié de mon salaire en nourriture. Et les transports et le logement sont vraiment chers aussi. »

Le précédent irakien

Cette situation me rappelle un voyage en Irak au milieu des années 1990, quand un petit nombre d’Américains et de Britanniques s’étaient rendus dans ce pays au mépris de la loi fédérale et en opposition à un embargo international brutal. On nous dépeignait comme des idiots qui faisaient le jeu de l’«ennemi ».

Un missile de croisière Tomahawk lancé depuis le USS Shiloh contre des cibles de défense anti-aérienne en Irak, le 3 septembre 1996, dans le cadre de l'opération Desert Strike, un engagement militaire américain limité contre les forces gouvernementales d'Irak, similaire à ce que l'on observe aujourd'hui en Syrie. (Photo DOD)

Un missile de croisière Tomahawk lancé depuis le USS Shiloh contre des cibles de défense anti-aérienne en Irak, le 3 septembre 1996, dans le cadre de l’opération Desert Strike, un engagement militaire américain limité contre les forces gouvernementales d’Irak, similaire à ce que l’on observe aujourd’hui en Syrie. (Photo DOD)

Les médias dominants  ont convaincu le public que Saddam Hussein constituait non seulement une menace pour les intérêts vitaux des États-Unis dans la région, mais qu’il avait des ambitions impérialistes et qu’il était prêt à tout pour les concrétiser. On le comparait à Hitler, comme si les moyens à sa disposition étaient comparables, et ce même si l’armée irakienne, y compris sa garde républicaine tant vantée, s’était effondrée en quelques semaines lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 1991, et que l’embargo économique avait étranglé l’économie irakienne et anéanti la capacité du pays à simplement pourvoir à ses propres besoins, alors comment aurait-il pu essayer de dominer la région.

Les médias étatsuniens, bien sûr, comprenaient parfaitement la situation, mais cela ne les empêchait pas de présenter, avec un enthousiasme implacable, Saddam Hussein comme une menace crédible pour le monde. Et ainsi les citoyens étatsuniens, pourtant sûrement capables de comprendre une analyse plus complexe, finirent-ils par accepter l’analyse des médias et par y croire. Bien plus, ils en venaient à considérer la guerre économique comme une affaire d’honneur, les États-Unis travaillant de nouveau pour le bien commun du monde, même si le monde ne leur en était pas reconnaissant, travaillant aussi pour le peuple irakien qu’il fallait manifestement aider à se débarrasser d’un dictateur cruel et dangereux.

Cet échec des médias étatsuniens à se libérer de l’emprise de la propagande gouvernementale a fourni une couverture nécessaire aux politiques étrangères des États-Unis qui ont provoqué la mort de centaines de milliers d’enfants de moins de cinq ans. Ceux-ci ont succombé à des maladies qui auraient pu être évitées, et étaient dues surtout à des infections transmises par l’eau. Ils sont morts, si nombreux, jour après jour, mois après mois, année après année. Ils sont morts dans les bras de leurs parents désespérés, alors que des médecins épuisés ne pouvaient rien faire pour les sauver, puisqu’ils ne pouvaient plus se procurer les antibiotiques et les solutions de réhydratation dont ils disposaient autrefois.

Malgré l’ampleur de l’hécatombe en Irak, malgré des scènes à fendre le cœur qui se déroulaient quotidiennement dans les hôpitaux et les foyers, malgré un accès facile à des images et des informations nombreuses et dignes de confiance, les médias dominants, avec certes de notables exceptions dans les dernières années, ont détourné les yeux et n’ont pas abandonné leurs obsessions partisanes. Et les enfants sont morts.

Dès 1996, l’UNICEF a publié un rapport selon lequel 4500 enfants irakiens de moins de cinq ans mouraient chaque mois, victimes d’une guerre économique brutale et mortelle.

Début d’une politique visant « un changement de régime » en Russie

Les États-Unis ont décrété des sanctions contre la Russie en 2014, en soutenant que c’était une réponse aux actions militaires russes en Ukraine, et aujourd’hui la Maison-Blanche explique ouvertement que l’aggravation des sanctions serait une réaction au soutien russe du gouvernement syrien.

Le secrétaire d'État américain John Kerry écoute le président russe Vladimir Poutine dans une salle de réunion du Kremlin, à Moscou, Russie, au début d'une rencontre bilatérale, le 14 juillet 2016. [State Department Photo]

Le secrétaire d’État américain John Kerry écoute le président russe Vladimir Poutine dans une salle de réunion du Kremlin, à Moscou, Russie, au début d’une rencontre bilatérale, le 14 juillet 2016. [State Department Photo]

Les médias américains n’ont fait alors aucun cas des effets des sanctions sur les citoyens irakiens ordinaires, de la même façon ils échouent aujourd’hui à considérer la situation pénible des Russes ordinaires quand ils analysent le succès des sanctions.

Selon un article du 26 octobre du Chicago Tribune, les sanctions ont des incidences sur le ralentissement de 3,7% de l’économie russe en 2015, et un ralentissement plus marqué est attendu en 2016, mais l’auteur n’évoque pas les éventuelles souffrances que subit le peuple russe, comme si les économies n’affectaient que les recettes publiques, non la vie des citoyens.

Même si le système actuel des sanctions semble, peut-être, au public étatsunien une politique légitime, modérée, non-violente, il élude cependant de nombreuses questions, et surtout la question essentielle : Qui donne aux États-Unis le droit de faire cela ?

C’est, bien sûr, une question interdite. Le droit des États-Unis d’établir des sanctions contre la Russie et de faire pression sur les pays européens pour qu’ils y participent est aussi sacro-saint que son droit de construire des bases militaires dans les pays qui ont une frontière commune avec la Russie.

Qui, dans les médias, émet des doutes à propos de ce droit ? C’est un droit aussi sacro-saint apparemment que celui des États-Unis à s’engager dans une action militaire en Syrie, en Afghanistan, en Irak et partout où ils le souhaitent. Alors, si la Russie mérite d’être sanctionnée pour ses actions en Europe, est-ce que les États-Unis ne méritent pas, eux aussi, d’être sanctionnés pour l’établissement de ces bases et la participation à des exercices militaires de l’OTAN dans des pays qui ont une frontière commune avec la Russie ?

Pourquoi les actions militaires russes en Syrie sont-elles différentes des actions militaires étatsuniennes en Syrie et ailleurs dans la région ? [Soit dit en passant, la Russie, elle, contrairement aux États-Unis, a été invitée pour aider le gouvernement souverain syrien.]

Qui était là pour sanctionner les États-Unis pour leur rôle dans l’horrible bombardement de l’hôpital de MSF en Afghanistan et celui des hôpitaux du Yémen ? Qui sanctionne les États-Unis quand leurs drones bombardent un mariage ou un convoi civil ou quand des meurtres ciblés tuent des civils innocents, comme ils le font souvent ? Ou quand les frappes aériennes étatsuniennes tuent des civils, comme cela est arrivé, il y a quelques jours à Kunduz, en Afghanistan ?

Nous, les Américains, nous pouvons apprendre quelque chose d’important de nos homologues russes : les Russes ordinaires sont au moins aussi opposés à la guerre que nous. Ils comprennent, semble-t-il, le système de deux poids deux mesures qui fonctionne dans les médias et le danger qu’il constitue.

Toutefois, jusqu’à ce que nous nous en rendions compte et que nous nous mettions à poser des questions embarrassantes, nous risquons d’être les dupes, non pas de Vladimir Poutine mais de notre propre gouvernement.

Source : Consortium News, le 08/11/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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